<"LA CONQUETE DE LA TUNISIE" de Paul d'ESTOURNELLES
de CONSTANT>
Le Kef (l'ancienne Sicca Veneria)
est la principale ville de la Tunisie occidentale, le noeud d'un grand
nombre de routes. Sa situation sur un rocher, ses fortifications en
font une place imprenable aux yeux des Arabes, mais qui ne pouvait résister
longtemps à notre attaque. Le gouverneur, Si Rechid, ennemi déclaré
de la France (et probablement parent du général qui fut exécuté par
le khaznadar en 1867), y avait pourtant réuni mille combattants, qu'il
avait armés et surexcités de son mieux. Il attendait ausi les tribus
voisines appelées à soutenir la défense; appel imprudent, car c'était
livrer la ville à leurs déprédations. Le chef d'un ordre religieux prêchait
aux habitants la guerre sainte. Tout faisait craindre que nous ne puissions
pénétrer dans la place que de vive force. Si rapide que dut être notre
succès, le fait de voir une place nous résister et la première que nous
trouvions devant nous, alors que les villes généralement paisibles et
toutes commerçantes dans la Régence sont le refuge habituel de l'ordre,
le point d'appui de l'autorité contre les rebelles, ce fait seul eût
probablement soulevé contre nos colonnes les populations encore hésitantes,
et rempli les autres d'audace. Pour peu que le siège du Kef eût duré
quelques jours, la plupart des tribus se jetaient dans l'insurrection,
de la Medjerdah jusqu'aux oasis du Sud.
<EN TUNISIE de Albert de la BERGE>
Ce fut la colonne du sud, commandée
par le général Logerot, qui entra la première en
mouvement. Le 24 au matin elle quittait le bordj français de
Sidi-Youssef à Souk-Ahras et pénétrait sur le territoire
de la tribu tunisienne des Charen. Après plusieures heures de
marche sur un terrain broussailleux et raviné, elle atteignit
la petite vallée de l'Ouadi-Allagh, sur les versants de laquelle
étaient quelques douars. Les goums arabes, que commande le capitaine
Heyman, chef des affaires arabes, ouvraient la marche, portant le drapeau
français, venaient ensuite la brigade de cavalerie commandée
par le général Gaume, le 2e tirailleurs, les zouaves,
les Chasseurs d'Afrique, le 83e de ligne et l'artillerie. Le 24 au soir,
la colonne couchait sans incident sur les bords de l'Oued-Mellègue,
apercevant dans le lointain les murailles et les minarets du Kef.
Le 25 au matin, l'Oued-Mellègue
était franchi à gué, et, après s'être
fait éclairer à quelques kilomètres en avant par
les goums et les chasseurs d'Afrique, la colonne entrait dans le défilé
de Darrabia, gorge sauvage aux pentes escarpées, où poussent
quelques rares génévriers et de maigres bouquets de thuyas.
Ce défilé fut le seul passage difficile entre la frontière
et le Kef. La colonne eut ensuite à traverser une série
de plateaux sablonneux couverts de broussailles et de romarin. A dix
heures, elle campait sur les hauteurs qui bordent l'Oued-Remel à
gauche; l'avant-garde, composée des chasseurs d'Afrique et des
zouaves, était à 4 kilomètres en avant, à
3 kilomètres seulement du Kef.
Le 26, à six heures du matin,
les troupes quittaient le campement et se dirigeaient vers le Kef. Les
goums suivaient les crêtes de gauche, les chasseurs à cheval
éclairaient la droite. Les tirailleurs, les zouaves et le 83e
s'étaient déployés dans la plaine pendant que la
3e batterie du 26e d'artillerie s'était établie sur le
sommet d'un des mamelons qui forment à gauche les derniers contreforts
montagneux sur lequel s'appuie le Kef. Les portes de la ville étaient
fermées, et de l'éminence où étaient placés
nos artilleurs on pouvait apercevoir des soldats tunisiens et des Arabes
debout sur les remparts et suivant les mouvements de nos troupes.
Quarante-huit heures auparavant,
le gouverneur du Kef avait songé à se préparer
au combat. Les canons de la Kasbah avaient été chargés
et bourrés à éclater. Un certain nombre d'Arabes
Charen étaient venus des environs de la ville. Plusieurs marabouts
avaient prêché la guerre sainte dans les mosquées.
Des grand's gardes avaient été postés la veille,
à 200 mètres en avant de la ville, et le 25 on avait pu
avec des lorgnettes constater du camp français un mouvement de
cavaliers entrant et sortant par la porte Bab-el-Anir.
Ces projets de résistance n'avaient pas, heureusement
pour la ville, l'assentiment de toute la population et même de
tous les cheikhs arabes. Notre agent consulaire au Kef, M. Roy, qui
était en même temps le directeur du bureau télégraphique,
tenait notre chargé d'affaires, M. Roustan, au courant de ce
qui se passait dans la ville et ses dépêches du 24 et du
25 avril sont fort curieuses à lire :
Kef, 24 avril 1881 (midi)
Si-Rechid vient d'être informé que la
colonne Logerot a passé la frontière ce matin et marche
sur le Kef
Kef, 24 avril (1 h 15 mn soir)
Des armes sont distribuées à tous les
hommes valides qui sont envoyés aux remparts; cela fait un peu
plus de mille combattants.
La colonne Logerot va camper ce soir à l'Oued
Mellègue, à mi-route de Sidi Youssef au Kef.
Kef, 24 avril 1881 (7 h 15 mn soir)
Le cheikh Kaddour, chef de l'ordre de Sidi-Abd-el-Kader,
vient de m'écrire pour me demander ce qu'il doit faire; je réponds
qu'il n'a rien à craindre et que je ne saurais que l'engager
à persévérer dans ses bons procédés
à notre égard.
Kef, 24 avril 1881 (8 h soir)
Le cheikh Kaddour est disposé à aller
à la rencontre de la colonne se présenter au général
Logerot. Je crois que cette démarche aura d'heureux résultats,
et, sauf meilleur avis, je délivrerai un mot d'introduction à
Si-Kaddour.
Nos ennemis font courir le bruit que je suis cause
de la marche en avant de nos troupes. J'espère, malgré
leurs menées, préserver nos protégés de
toute violence.
Tunis, 24 avril 1881 (8 h 50 mn soir)
Je vous engage à faciliter la démarche
projetée par le cheikh Kaddour, et, en général,
tout ce qui pourra épargner une effusion de sang inutile. Vous
pouvez dire à Si-Rechid que le bey m'a donné plusieurs
fois l'assurance que ses troupes se retireraient devanrt les nôtres
pour engager la lutte. Il fera donc bien de s'assurer des ordres du
Bardo avant de tenter aucune résistance.
Kef, 25 avril 1881 (8 h 30 mn matin)
Le général Logerot désire ne
recevoir personne. Si-Rechid prétend qu'il ne serait plus écouté
s'il conseillait aux habitants de ne pas défendre la ville; il
télégraphiera au Bardo lorsqu'il aura reçu sommation
de se rendre.
Les préparatifs continuent; il règne
une grande agitation. Il est possible que les Khamemsas et leurs voisins
viennent concourir à la défense de la place.
Kef, 25 avril 1881 (10 h 10 mn matin)
J'ai suivi vos instructions d'hier au soir et je pense
que tout se passera bien. Si-Rechid que j'ai revu n'a pu retenir ses
larmes; il ouvrira probablement les portes de la ville après
que le général Logerot lui-même aura envoyé
un parlementaire. Le cheikh Ali-ben-Aïssa, qui jusqu'à ce
matin a excité la population contre nous, m'a demandé
à faire sa soumission. On a coupé la communication téléphonique
avec l'Algérie. La colonne campe à Sidi-Abd-Allah-Zeghir
Kef, 25 avril 1881 (1 h 20 mn soir)
Jusqu'à midi, pas un Arabe du dehors n'était
venu concourir à la défense de la ville, et on ne comptait
plus sur les tribus voisines. Elles viennent d'annoncer leur prochaine
arrivée. A cette nouvelle, Ali-ben-Aïssa s'est retourné
contre nous, et prêche la guerre sainte.
On dit que les contingents que réunit Hassouna-Zouari
seront dirigés vers le Kef.
Je suis sans communication avec la colonne; mes tentatives
pour informer le général de cette nouvelle situation sont
restées inutiles jusqu'à présent.
Kef, 25 avril 1881 (3 h 35 mn soir)
Ce sont les goums algériens qui sont campés
à Sidi-Abd-Allah-Zeghir. Les troupes françaises sont à
l'Oued-Remel à 9 kilomètres d'ici. Comme hier, elles se
sont avancées sans éprouver de résistance.
Kef, 25 avril 1881 (7 h 15 mn soir)
Les renforts que l'on attendait ne sont pas arrivés;
d'autre part, le cheikh Kaddour a renvoyé chez eux les Arabes
qui étaient descendus dans sa zaouïa. Nos amis ont agi.
Ben-Aïssa, découragé, a renouvelé sa démarche
de ce matin.
Kef, 25 avril 1881 (8 h 40 mn soir)
Toute idée de résistance est abandonnée.
Une députation ira demain matin le dire au général
Logerot de la part du khalifa, du cadi et de plusieurs notables; il
reste à savoir s'il n'exigera pas que cette démarche soit
faite par Si-Rechid
Kef, 26 avril 1881 (9 h 10 mn matin)
Nous avons eu ce matin une nouvelle alerte causée
par quelques Arabes du dehors, qui voulaient probablement faire naître
une occasion de piller en ville. La population les a chassés;
elle est bien décidée à ouvrir les portes. Les
magistrats et les principaux habitants l'ont déclaré chez
Si-Rechid en ma présence.
Kef, 26 avril 1881 (9 h 35 mn matin)
J'ai couru quelque danger ce matin en voulant, de
concert avec les autorités, faire ouvrir les portes de la ville
pour envoyer un courrier à la colonne; maintenant tout danger
a disparu; la ville entière assiège l'agence pour se recommander
à nous. Le parlementaire est arrivé.
Kef, 26 avril 1881 (11 h 20 mn soir)
Les portes de la ville sont ouvertes ainsi que la
Casbah où le général va mettre garnison. La colonne
campera en dehors de la place.
<"L'EXPEDITION DE TUNISIE" de François BROCHE)>
A quelques centaines de mètres des
murs, le général envoie en parlementaire le lieutenant-colonel de Coulanges
du 1er zouaves, avec la lettre suivante destinée à Si Rechid
:
"La colonne que je commande et qui a franchi la frontière
tunisienne a pour mission de concourir, avec la colonne qui s'est formée
à Roum el-Souk, au châtiment que nous devons et que nous voulons infliger
aux Khroumirs pour les fautes dont ils se sont rendus coupables en violant
notre territoire et en attaquant nos soldats."
"Pour l'accomplissement de cette mission, il est indispensable
que j'occupe Le Kef : une garnison restreinte occupera la kasbah et
le château; le reste de mes troupes n'entrera même pas dans la ville."
"Tels sont les ordres que j'ai reçus et que j'exécuterai."
"Si donc vous voulez empêcher l'effusion de sang, laissez
franchir vos ports à la troupe qui doit occuper Le Kef. Dans le cas
d'un refus de votre part, je me verrais dans l'obligation d'entrer au
Kef par la force".
A la grande surprise de Logerot, le lieutenant-colonel
revint avec l'acceptation de Si Rechid. Toutes les conditions françaises
étaient acceptées!
<"LA CONQUETE DE LA TUNISIE" de Paul d'ESTOURNELLES
de CONSTANT)>
Le 26 Avril à onze heures et demie
du matin, le général Logerot entrait avec sa colonne dans la ville,
sans qu'un seul coup de fusil eût été tiré. Les tribus, déconcertées
à cette nouvelle, restèrent chez elles. L'insurrection était localisée
dans le Nord-Ouest.
Ce succès peu brillant ne produisit en France presque
aucun effet, mais il n'en fut pas de même en Tunisie. Le général Logerot
apprécia à sa valeur le service que venait de rendre à notre cause M.
Roy. Sur sa proposition, le gouvernement récompensa cet agent d'élite
en le nommant chevalier de la Légion d'Honneur. Dix ans bientôt se sont
écoulés depuis cette époque, M. Roy est toujours au Kef. C'est faire
de lui un bel éloge (il sera nommé en 1890 secrétaire général du gouvernement
tunisien). Le général Logerot tint grand compte à la population du Kef
de la modération dont elle avait fait preuve et donna à tous les chefs
l'ordre formel de faire respecter scrupuleusement la ville, de ne laisser
causer aucun dommage aux habitants. Il ne toléra aucune réquisition.
Les Arabes vendirent leurs marchandises mieux que de coutume, en les
faisant payer à nos hommes le double de leur valeur. Jamais les marchés
du Kef ne furent mieux approvisionnés. On accourait des campagnes, non
pour nous attaquer, mais pour profiter de notre passage.[...]
Le général Logerot ne s'attarda pas au Kef. Ses dispositions
prises, le jour même, pour assurer la garde de la place et l'ordre dans
la garnison qu'il y laissait, il partit, dès le 28 au matin.[...]
Le 3 juillet 1881, les opérations militaires en Tunisie
sont terminées. Quinze mille hommes environ restent dans le pays. Ces
forces sont réparties sur les points suivants: La Manouba, Bizerte,
Mateur (commandement du général Maurand), Aïn-Draham, Fernana, Enchir,
Ghardimaou, Le Kef [...]
<"HISTORIQUE DU 13e REGIMENT DE CHASSEURS" de P. DESCAVES>
Le 23 Juin 1881, l'Etat-Major et le 2e Escadron du 13e Régiment de Chasseurs
arrivent au Kef. Le Colonel de la Roque est nommé Commandant supérieur du Kef. Le Commandant
de Bouteiller y est appelé le 27; le 12 Juillet, le petit dépôt de Bône y rejoint le 2e Escadron.
Le 29 Septembre, des contingents insurgés, environ 400 cavaliers et 1200 fantassins,
sous la conduite du Caïd Salah-ben-Haminouda, se dirigent sur la route de Tunis vers l'Enchir-ben-Ali.
Le Colonel sort du Kef à la tête de trois Compagnies et de deux Pelotons du 2e Escadron et les repousse.
Le 2 Octobre, le 2e Escadron sort du Camp pour protéger l'arrivée de deux Bataillons
venant de Souk-Ahras et attaqués pendant leur marche.
Le 4, le 20e Bataillon de Chasseurs à pied quitte le Kef et est attaqué pendant sa
marche. L'escadron oblige l'ennemi à abandonner son attaque.
Le 10, le Colonel laisse au Kef un Peloton du 13e Chasseurs, quelques détachements
d'artillerie et d'infanterie sous le Commandement du Chef d'Escadron de Bouteiller, et forme avec les
autres troupes une petite colonne expéditionnaire avec laquelle il se porte sur la route du Kef à Tunis,
menacée par les contingents d'Ali-ben-Amar.[...] Aux termes de furieux combats le 22 octobre, la
route est dégagée.
Le 1er Juin 1882, un télégramme du Général Commandant en chef ordonne la concentration
immédiate au Kef des trois Escadrons du 13e Chasseurs en Tunisie et la formation à 150 hommes et 141
chevaux des 3e et 4e Escadrons qui sont désignés pour se rendre à Sétif, avec le Commandant de Bouteiller.
Le Colonel de la Roque resta à Tunis.