LITTERATURE : PRISE DU KEF EN 1881

<"LA CONQUETE DE LA TUNISIE" de Paul d'ESTOURNELLES de CONSTANT>

 

Général Logerot (Marc Gantier)

   Le Kef (l'ancienne Sicca Veneria) est la principale ville de la Tunisie occidentale, le noeud d'un grand nombre de routes. Sa situation sur un rocher, ses fortifications en font une place imprenable aux yeux des Arabes, mais qui ne pouvait résister longtemps à notre attaque. Le gouverneur, Si Rechid, ennemi déclaré de la France (et probablement parent du général qui fut exécuté par le khaznadar en 1867), y avait pourtant réuni mille combattants, qu'il avait armés et surexcités de son mieux. Il attendait ausi les tribus voisines appelées à soutenir la défense; appel imprudent, car c'était livrer la ville à leurs déprédations. Le chef d'un ordre religieux prêchait aux habitants la guerre sainte. Tout faisait craindre que nous ne puissions pénétrer dans la place que de vive force. Si rapide que dut être notre succès, le fait de voir une place nous résister et la première que nous trouvions devant nous, alors que les villes généralement paisibles et toutes commerçantes dans la Régence sont le refuge habituel de l'ordre, le point d'appui de l'autorité contre les rebelles, ce fait seul eût probablement soulevé contre nos colonnes les populations encore hésitantes, et rempli les autres d'audace. Pour peu que le siège du Kef eût duré quelques jours, la plupart des tribus se jetaient dans l'insurrection, de la Medjerdah jusqu'aux oasis du Sud.
   

<EN TUNISIE de Albert de la BERGE>

   Ce fut la colonne du sud, commandée par le général Logerot, qui entra la première en mouvement. Le 24 au matin elle quittait le bordj français de Sidi-Youssef à Souk-Ahras et pénétrait sur le territoire de la tribu tunisienne des Charen. Après plusieures heures de marche sur un terrain broussailleux et raviné, elle atteignit la petite vallée de l'Ouadi-Allagh, sur les versants de laquelle étaient quelques douars. Les goums arabes, que commande le capitaine Heyman, chef des affaires arabes, ouvraient la marche, portant le drapeau français, venaient ensuite la brigade de cavalerie commandée par le général Gaume, le 2e tirailleurs, les zouaves, les Chasseurs d'Afrique, le 83e de ligne et l'artillerie. Le 24 au soir, la colonne couchait sans incident sur les bords de l'Oued-Mellègue, apercevant dans le lointain les murailles et les minarets du Kef.

   Le 25 au matin, l'Oued-Mellègue était franchi à gué, et, après s'être fait éclairer à quelques kilomètres en avant par les goums et les chasseurs d'Afrique, la colonne entrait dans le défilé de Darrabia, gorge sauvage aux pentes escarpées, où poussent quelques rares génévriers et de maigres bouquets de thuyas. Ce défilé fut le seul passage difficile entre la frontière et le Kef. La colonne eut ensuite à traverser une série de plateaux sablonneux couverts de broussailles et de romarin. A dix heures, elle campait sur les hauteurs qui bordent l'Oued-Remel à gauche; l'avant-garde, composée des chasseurs d'Afrique et des zouaves, était à 4 kilomètres en avant, à 3 kilomètres seulement du Kef.

   Le 26, à six heures du matin, les troupes quittaient le campement et se dirigeaient vers le Kef. Les goums suivaient les crêtes de gauche, les chasseurs à cheval éclairaient la droite. Les tirailleurs, les zouaves et le 83e s'étaient déployés dans la plaine pendant que la 3e batterie du 26e d'artillerie s'était établie sur le sommet d'un des mamelons qui forment à gauche les derniers contreforts montagneux sur lequel s'appuie le Kef. Les portes de la ville étaient fermées, et de l'éminence où étaient placés nos artilleurs on pouvait apercevoir des soldats tunisiens et des Arabes debout sur les remparts et suivant les mouvements de nos troupes.

   Quarante-huit heures auparavant, le gouverneur du Kef avait songé à se préparer au combat. Les canons de la Kasbah avaient été chargés et bourrés à éclater. Un certain nombre d'Arabes Charen étaient venus des environs de la ville. Plusieurs marabouts avaient prêché la guerre sainte dans les mosquées. Des grand's gardes avaient été postés la veille, à 200 mètres en avant de la ville, et le 25 on avait pu avec des lorgnettes constater du camp français un mouvement de cavaliers entrant et sortant par la porte Bab-el-Anir.
   Ces projets de résistance n'avaient pas, heureusement pour la ville, l'assentiment de toute la population et même de tous les cheikhs arabes. Notre agent consulaire au Kef, M. Roy, qui était en même temps le directeur du bureau télégraphique, tenait notre chargé d'affaires, M. Roustan, au courant de ce qui se passait dans la ville et ses dépêches du 24 et du 25 avril sont fort curieuses à lire :

Kef, 24 avril 1881 (midi)
   Si-Rechid vient d'être informé que la colonne Logerot a passé la frontière ce matin et marche sur le Kef

Kef, 24 avril (1 h 15 mn soir)
   Des armes sont distribuées à tous les hommes valides qui sont envoyés aux remparts; cela fait un peu plus de mille combattants.
   La colonne Logerot va camper ce soir à l'Oued Mellègue, à mi-route de Sidi Youssef au Kef.

Kef, 24 avril 1881 (7 h 15 mn soir)
   Le cheikh Kaddour, chef de l'ordre de Sidi-Abd-el-Kader, vient de m'écrire pour me demander ce qu'il doit faire; je réponds qu'il n'a rien à craindre et que je ne saurais que l'engager à persévérer dans ses bons procédés à notre égard.

Kef, 24 avril 1881 (8 h soir)
   Le cheikh Kaddour est disposé à aller à la rencontre de la colonne se présenter au général Logerot. Je crois que cette démarche aura d'heureux résultats, et, sauf meilleur avis, je délivrerai un mot d'introduction à Si-Kaddour.
   Nos ennemis font courir le bruit que je suis cause de la marche en avant de nos troupes. J'espère, malgré leurs menées, préserver nos protégés de toute violence.

Tunis, 24 avril 1881 (8 h 50 mn soir)
   Je vous engage à faciliter la démarche projetée par le cheikh Kaddour, et, en général, tout ce qui pourra épargner une effusion de sang inutile. Vous pouvez dire à Si-Rechid que le bey m'a donné plusieurs fois l'assurance que ses troupes se retireraient devanrt les nôtres pour engager la lutte. Il fera donc bien de s'assurer des ordres du Bardo avant de tenter aucune résistance.

Kef, 25 avril 1881 (8 h 30 mn matin)
   Le général Logerot désire ne recevoir personne. Si-Rechid prétend qu'il ne serait plus écouté s'il conseillait aux habitants de ne pas défendre la ville; il télégraphiera au Bardo lorsqu'il aura reçu sommation de se rendre.
   Les préparatifs continuent; il règne une grande agitation. Il est possible que les Khamemsas et leurs voisins viennent concourir à la défense de la place.

Kef, 25 avril 1881 (10 h 10 mn matin)
   J'ai suivi vos instructions d'hier au soir et je pense que tout se passera bien. Si-Rechid que j'ai revu n'a pu retenir ses larmes; il ouvrira probablement les portes de la ville après que le général Logerot lui-même aura envoyé un parlementaire. Le cheikh Ali-ben-Aïssa, qui jusqu'à ce matin a excité la population contre nous, m'a demandé à faire sa soumission. On a coupé la communication téléphonique avec l'Algérie. La colonne campe à Sidi-Abd-Allah-Zeghir

Kef, 25 avril 1881 (1 h 20 mn soir)
   Jusqu'à midi, pas un Arabe du dehors n'était venu concourir à la défense de la ville, et on ne comptait plus sur les tribus voisines. Elles viennent d'annoncer leur prochaine arrivée. A cette nouvelle, Ali-ben-Aïssa s'est retourné contre nous, et prêche la guerre sainte.
   On dit que les contingents que réunit Hassouna-Zouari seront dirigés vers le Kef.
   Je suis sans communication avec la colonne; mes tentatives pour informer le général de cette nouvelle situation sont restées inutiles jusqu'à présent.

Kef, 25 avril 1881 (3 h 35 mn soir)
   Ce sont les goums algériens qui sont campés à Sidi-Abd-Allah-Zeghir. Les troupes françaises sont à l'Oued-Remel à 9 kilomètres d'ici. Comme hier, elles se sont avancées sans éprouver de résistance.

Kef, 25 avril 1881 (7 h 15 mn soir)
   Les renforts que l'on attendait ne sont pas arrivés; d'autre part, le cheikh Kaddour a renvoyé chez eux les Arabes qui étaient descendus dans sa zaouïa. Nos amis ont agi. Ben-Aïssa, découragé, a renouvelé sa démarche de ce matin.

Kef, 25 avril 1881 (8 h 40 mn soir)
   Toute idée de résistance est abandonnée. Une députation ira demain matin le dire au général Logerot de la part du khalifa, du cadi et de plusieurs notables; il reste à savoir s'il n'exigera pas que cette démarche soit faite par Si-Rechid

Kef, 26 avril 1881 (9 h 10 mn matin)
   Nous avons eu ce matin une nouvelle alerte causée par quelques Arabes du dehors, qui voulaient probablement faire naître une occasion de piller en ville. La population les a chassés; elle est bien décidée à ouvrir les portes. Les magistrats et les principaux habitants l'ont déclaré chez Si-Rechid en ma présence.

Kef, 26 avril 1881 (9 h 35 mn matin)
   J'ai couru quelque danger ce matin en voulant, de concert avec les autorités, faire ouvrir les portes de la ville pour envoyer un courrier à la colonne; maintenant tout danger a disparu; la ville entière assiège l'agence pour se recommander à nous. Le parlementaire est arrivé.

Kef, 26 avril 1881 (11 h 20 mn soir)
   Les portes de la ville sont ouvertes ainsi que la Casbah où le général va mettre garnison. La colonne campera en dehors de la place.

 

<"L'EXPEDITION DE TUNISIE" de François BROCHE)>

   A quelques centaines de mètres des murs, le général envoie en parlementaire le lieutenant-colonel de Coulanges du 1er zouaves, avec la lettre suivante destinée à Si Rechid :

  "La colonne que je commande et qui a franchi la frontière tunisienne a pour mission de concourir, avec la colonne qui s'est formée à Roum el-Souk, au châtiment que nous devons et que nous voulons infliger aux Khroumirs pour les fautes dont ils se sont rendus coupables en violant notre territoire et en attaquant nos soldats."
  "Pour l'accomplissement de cette mission, il est indispensable que j'occupe Le Kef : une garnison restreinte occupera la kasbah et le château; le reste de mes troupes n'entrera même pas dans la ville."
  "Tels sont les ordres que j'ai reçus et que j'exécuterai."
  "Si donc vous voulez empêcher l'effusion de sang, laissez franchir vos ports à la troupe qui doit occuper Le Kef. Dans le cas d'un refus de votre part, je me verrais dans l'obligation d'entrer au Kef par la force".

   A la grande surprise de Logerot, le lieutenant-colonel revint avec l'acceptation de Si Rechid. Toutes les conditions françaises étaient acceptées!

<"LA CONQUETE DE LA TUNISIE" de Paul d'ESTOURNELLES de CONSTANT)>

   Le 26 Avril à onze heures et demie du matin, le général Logerot entrait avec sa colonne dans la ville, sans qu'un seul coup de fusil eût été tiré. Les tribus, déconcertées à cette nouvelle, restèrent chez elles. L'insurrection était localisée dans le Nord-Ouest.

   Ce succès peu brillant ne produisit en France presque aucun effet, mais il n'en fut pas de même en Tunisie. Le général Logerot apprécia à sa valeur le service que venait de rendre à notre cause M. Roy. Sur sa proposition, le gouvernement récompensa cet agent d'élite en le nommant chevalier de la Légion d'Honneur. Dix ans bientôt se sont écoulés depuis cette époque, M. Roy est toujours au Kef. C'est faire de lui un bel éloge (il sera nommé en 1890 secrétaire général du gouvernement tunisien). Le général Logerot tint grand compte à la population du Kef de la modération dont elle avait fait preuve et donna à tous les chefs l'ordre formel de faire respecter scrupuleusement la ville, de ne laisser causer aucun dommage aux habitants. Il ne toléra aucune réquisition. Les Arabes vendirent leurs marchandises mieux que de coutume, en les faisant payer à nos hommes le double de leur valeur. Jamais les marchés du Kef ne furent mieux approvisionnés. On accourait des campagnes, non pour nous attaquer, mais pour profiter de notre passage.[...]
   Le général Logerot ne s'attarda pas au Kef. Ses dispositions prises, le jour même, pour assurer la garde de la place et l'ordre dans la garnison qu'il y laissait, il partit, dès le 28 au matin.[...]

   Le 3 juillet 1881, les opérations militaires en Tunisie sont terminées. Quinze mille hommes environ restent dans le pays. Ces forces sont réparties sur les points suivants: La Manouba, Bizerte, Mateur (commandement du général Maurand), Aïn-Draham, Fernana, Enchir, Ghardimaou, Le Kef [...]

<"HISTORIQUE DU 13e REGIMENT DE CHASSEURS" de P. DESCAVES>

   Le 23 Juin 1881, l'Etat-Major et le 2e Escadron du 13e Régiment de Chasseurs arrivent au Kef. Le Colonel de la Roque est nommé Commandant supérieur du Kef. Le Commandant de Bouteiller y est appelé le 27; le 12 Juillet, le petit dépôt de Bône y rejoint le 2e Escadron.

   Le 29 Septembre, des contingents insurgés, environ 400 cavaliers et 1200 fantassins, sous la conduite du Caïd Salah-ben-Haminouda, se dirigent sur la route de Tunis vers l'Enchir-ben-Ali. Le Colonel sort du Kef à la tête de trois Compagnies et de deux Pelotons du 2e Escadron et les repousse.

   Le 2 Octobre, le 2e Escadron sort du Camp pour protéger l'arrivée de deux Bataillons venant de Souk-Ahras et attaqués pendant leur marche.

   Le 4, le 20e Bataillon de Chasseurs à pied quitte le Kef et est attaqué pendant sa marche. L'escadron oblige l'ennemi à abandonner son attaque.

   Le 10, le Colonel laisse au Kef un Peloton du 13e Chasseurs, quelques détachements d'artillerie et d'infanterie sous le Commandement du Chef d'Escadron de Bouteiller, et forme avec les autres troupes une petite colonne expéditionnaire avec laquelle il se porte sur la route du Kef à Tunis, menacée par les contingents d'Ali-ben-Amar.[...] Aux termes de furieux combats le 22 octobre, la route est dégagée.

   Le 1er Juin 1882, un télégramme du Général Commandant en chef ordonne la concentration immédiate au Kef des trois Escadrons du 13e Chasseurs en Tunisie et la formation à 150 hommes et 141 chevaux des 3e et 4e Escadrons qui sont désignés pour se rendre à Sétif, avec le Commandant de Bouteiller.
   Le Colonel de la Roque resta à Tunis.

 


COMPTE-RENDUS DE LA PRISE DU KEF DANS LE JOURNAL L'ILLUSTRATION

L'ILLUSTRATION N°1993 du 7 MAI 1881

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   Le Kef - Le Kef, l'ancienne Sicca Veneria des Romains, était jadis une ville beaucoup plus importante. Les guerres avec les deys d'Alger et surtout l'insurrection de 1864 l'ont à peu près ruinée. Il y reste tout au plus deux mille habitants, parmi lesquels il n'y a pas d'autres européens que le personnel du Télégraphe. La ville est entourée d'un mur d'enceinte fort délabré et dominée par une citadelle ou casbah. Deux cents soldats environ, plus déguenillés qu'à Tunis, en forment la garnison. Le Kef jouit de la réputation d'être, avec Kairouan, la ville la plus fanatique et aussi la plus corrompue de la Régence.

L'ILLUSTRATION N°1995 du 21 MAI 1881

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   La Capitulation du Kef - Cinq de nos dessins sont consacrés à cet évènement. Après avoir passé la frontière le 25 avril, la brigade du Général Logerot était arrivée le 26, rappelons-le devant la place, dans laquelle il n'y avait à ce moment, qu'un seul français, M.Roy, agent consulaire de France et directeur du télégraphe.

   M.Roy, dont nous donnons le portrait, n'avait cessé, depuis l'entrée de la brigade en Tunisie, de se tenir en communication avec elle, au péril de sa vie. En effet, il a couru un instant le plus grave danger, mais à force d'audace et de sang-froid, il s'en est tiré, et l'on peut dire que si le général Logerot a pris posession du Kef sans effusion de sang, on le doit au courage du vice-consul et à son influence sur le gouverneur et sur la majorité de la population.

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   Le corps d'armée, divisé en trois colonnes, après s'être approché de la ville, l'avait investie de trois côtés et nos batteries avaient pris position, comme le montre un de nos dessins, sur les mamelons qui entourent les remparts, à une distance variant entre mille et mil-huit cent mètres. L'infanterie s'était approchée davantage encore, et les avant-postes, masqués par des oliviers, étaient arrivés à portée de voix. Alors, un parlementaire français alla demander l'entrée d'une des portes de la ville.

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   Le gouverneur, auprès duquel il fut aussitôt introduit, répondit à la sommation qui lui était faite de livrer le Kef que son intention était d'abord de se défendre, mais qu'en présence de l'opposition de la plus grande partie des habitants il y avait renoncé. Aussitôt, le général donna l'ordre aux avant-postes d'entrer en ville et de prendre immédiatement possession de la Kasbah.

   Ce sont les tirailleurs algériens qui entrèrent les premiers; puis les chasseurs à cheval qui montèrent au galop les rues escarpées du Kef; puis la grosse artillerie péniblement traînée jusque sur les hauteurs que couronne la citadelle qu'elle était destinée à armer. Enfin, le général Logerot, avec tout son état-major, entra à son tour, suivi d'un bataillon du 83e de ligne. Il se rendit directement à la Kasbah. Le gouverneur l'attendait à la porte, où il lui remit les clefs de la ville. C'est le sujet de notre dessin de la première page.

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   Il est inutile de dire que la plus grande partie de la garnison s'était éloignée. Le reste se cachait de son mieux. Les Arabes résidents, au contraire, groupés dans les rues et enveloppés dans leurs burnous blancs, regardaient curieusement l'armée passer. Quant aux nomades, c'était d'un tout autre air qu'ils la regardaient, et l'éclair qui, de temps en temps, jaillissait de leurs yeux n'accusait que trop clairement leur haine.