EL-KEF
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ZAWIYA ER-RAHMANIYA
Texte de Mohamed Tlili

Sidi Yousif Bou Hjar (Place Sidi Ali Bin Issa)

Situation

Située en plein quartier des Sharfeiin tout en haut de la médina, au-dessous du dernier palier d’el-Qouset-Beb Ghdar-Burj er-Rwah, l’ancienne zawiya des Rahmaniyyas domine par l’imposante masse de ses coupoles toute la place qui porte encore le nom de l’un des derniers Sheikhs de cette même confrérie. Cette zawiyya rappelle, avec celles des Issawiyya et d’el-Qadriya, le temps où el-Kef était la métropole confrérique du Nord-Ouest tunisien et d’une partie de l’Est algérien.

L’ensemble architectural, remarquable par l’absence du minaret, malgré la présence d’une mosquée, se distingue par une apparence sobre et massive accentuée par la grandeur des coupoles et la hauteur des murs. La doctrine des Rahmaniyyas, comme pour la musique, cultivant le dépouillement, trouve dans cette austérité apparente sa meilleure expression.

Historique :

La confrérie des Rahmaniyyas du Kef tire son prestige du fait que c’était le fondateur même de l’ordre, Sidi Mohamed bin Abderrahmen el-Geshtouli (m.1793-1794) de Jurjura qui ordonna la fondation de cet ordre au Kef. C’est ici qu’en 1784, après la courte expérience du premier moqaddim, Mustapha Trabelsi (1774-1776), Ahmed bin Ali Bou Hjar, originaire de Iin Temoushent, édifia la zawiyya des Rahmaniyyas et répandit les enseignements de sa " triqua ". Celle-ci connut une très large diffusion aussi bien en Algérie qu’en Tunisie, ses adeptes atteignaient le nombre de 6567. Ses Sheikhs se sont souvent mêlés aux grands événements que devait connaître le pays. Yousif Bou Hjar participait en 1807 auprès de Hamouda Basha au recouvrement de l’indépendance de la Tunisie vis-à-vis de la milice d’Alger. Le Sheikh de cette zawiyya, Ali bin Issa I se distingue une première fois, au cours de l’insurrection de 1864, en jouant les bons offices et une seconde fois, en 1881, par son hostilité à l’occupation militaire de la ville par les troupes françaises. Ce même esprit de résistance est resté vif, il sera hérité par Ali Bin Issa II, rendu célèbre par son militantisme nationaliste et son soutien à la résistance algérienne.

Description :

Cet ensemble est une véritable cité confrérique. L’architecture et l’organisation de ce sanctuaire, véritable institution à la fois religieuse, sociale, culturelle et politique, tout en reflétant ces différentes fonctions, comprenaient tout aussi bien le mausolée de la famille Bou Hjar, qu’une mederça et une mosquée. De nombreux autres  organes annexes se sont greffés tout au long de l’évolution de cet ensemble. Organisation d’autant plus développée que la zawiya bénéficiait du droit d’asile accordé aux femmes, privilège qui imprégnait au sanctuaire une certaine originalité y compris dans l’agencement des espaces. Comme la plupart des autres zawiyyas, celle des Rahmaniyyas était conçue autrefois en un vaste complexe architectural, comprenait trois quartiers différents :

- Le quartier culturel et cultuel renfermant la turba, la mosquée et la mederça.

- Le quartier résidentiel réparti en deux sous-quartiers: le premier, privé, est réservé aux familles des Bou Hjar et à Dar ed-dhman, maison des femmes réfugiées dans l’enceinte de la zawiya, le second est réservé aux hôtes avec chambres, cuisines, écuries et salle des selles et des bâts.

- Le quartier des équipements était situé à proximité, certains, tels que café, four à pain et moulin, servaient notamment à l’échelle du grand quartier.

On connaît mal en vérité les différentes phases de la construction et de l’évolution de l’ensemble du complexe confrérique. On imagine que le premier muqaddim, Mustapha Trabelsi, a dû se contenter d’une simple kubba ; parmi les différentes maisons actuelles de la zawiya, on continue à vénérer plus particulièrement une petite khalwa, probablement le témoignage du séjour de ce premier fondateur. Le véritable fondateur de la zawiya reste toutefois Ahmed Bou Hjar. Celui-ci pût, dès 1785, acquérir une grande maison dite Dar Arbiin ikhwa (maison des 40 frères) pour la transformer en sanctuaire. Une série d’achats, réalisés entre 1792 et 1796, de maisons en ruine, de dépôts et de terrains vagues, permit l’extension des différents organes de la zawiya. D’autres acquisitions ultérieures avaient permis à la zawiya d’atteindre les proportions qu’on lui connaît aujourd’hui.

On accède à l’ensemble du sanctuaire par un porche en plein cintre outre passée dont les claveaux sont une alternance bicolore blanche et noire. Ils reposent sur des pieds droits, en pierre tendre, décorés de deux petites colonnes. La porte, avec ses deux vantaux, ouvre, dans l’un des battants, par un portillon et donne sur un vestibule d’entrée. Celui-ci ouvre sur une courette. La porte en face est celle de la turba, quant à celle de gauche c’est celle de la mosquée.

(la première salle )La turba, où reposent les différents sheikhs qui se sont succédé à la tête de la confrérie, retient particulièrement l’attention. Contrastant avec l’extérieur sobre, elle offre, de l’intérieur une richesse décorative exceptionnelle. Carreaux de céramique émaillée, stucs ciselés et polychromes, colonnes de marbre, témoignent de la prospérité qu’avait atteinte la zawiya sous la direction de Sidi Yousif Bou Hjar.

La porte d’entrée de cette salle, encadrée de chambranles en marbre blanc, est flanquée de deux fenêtres basses barreaudées. Cette belle salle au plan carré comporte, aux quatre coins, des colonnettes en marbre blanc, d’ordre néo-corinthien italianisant. Elle est recouverte d’une superbe coupole assise sur un tambour circulaire où l’on avait aménagé des petites fenêtres d’éclairage ajourées en vitrail. Cette coupole se distingue par l’absence de trombes. Celles-ci sont remplacées par des pans d’angle aveugles où l’on avait calligraphié, par couple, les noms d’Allah-Mohamed, ceux des quatre califes et, curieusement, ceux de Hasen et Husein, petits-fils du Prophète. Ce dernier détail insolite renvoit-il à des souvenirs chiites ou s’agit-il, au contraire, d’une simple contrainte décorative ? Les murs intérieurs sont revêtus, jusqu’au niveau du départ des arches, de très jolis panneaux de carreaux de céramique émaillée; le reste est recouvert, jusqu’au sommet de la coupole, d’un riche travail de stuc polychrome finement ciselé où alternent motifs calligraphiques et floraux. Cette salle renferme toujours quelques tombes de la famille Bou Hjar dont les différents cheikhs de la confrérie ; elles étaient recouvertes, autrefois, de catafalques en bois ouvragé. Seule la tombe du militant nationaliste Ali Bin Issa II est restée visible.

(la deuxième salle)On quitte la turba pour monter les petites marches et accéder à la mosquée.

La salle de la mosquée de plan carré, formée par le croisement de trois nefs et de trois travées, comporte au milieu une petite coupole centrale élevée sur quatre colonnes. Elle est recouverte de voûtes d’arête. Le mur du sud garde encore un très joli mihrab en cul de four, avec son décor de stuc ciselé aménagé dans la double épaisseur du mur. Les murs intérieurs de la salle furent, autrefois recouverts de panneaux de céramique émaillée malheureusement enlevés, et de stucs ciselés, encore en place.

De la mosquée, on accède, par une porte de fond, à un péristyle. En face, on a la porte d’entrée de l’ancienne école coranique. A gauche, on remarque un passage couvert qui mène, par derrière la mosquée, aux anciennes écuries. Celles-ci étaient servies autrefois par un corridor isolé avec un accès direct à la rue. Au fond d’un ancien corridor, recouvert récemment, on accède à une cour entourée de petites pièces réservées aux hôtes.

(la troisième salle)La grande salle, réservée autrefois à l’école coranique, offre les mêmes dispositions que celle de la turba, sans la richesse de la décoration bien sûr. Seules les quatre colonnettes d’angle en marbre blanc donnent à cette énorme salle une note plus luxueuse. Le mur du fond comporte deux arches, probablement celles de la " khalwa " d’origine, située, semble-t-il, de ce côté. La salle est recouverte d’une grande coupole appuyée sur des trombes en demi voûte d’arête.

LE MUSEE REGIONAL DES ARTS ET DES TRADITIONS POPULAIRES

Après la dissolution des habus de la zawiya, les bâtiments furent séparés en deux parties, une est toujours réservée aux familles des Bou Hjar, l’autre, celle des parties cultuelles en particulier, était réaffectée au musée ethnographique régional. Reflétant les multiples aspects de la vie traditionnelle du Haut- Tell tunisien, ce musée offre à la curiosité des visiteurs aussi bien les arts et les traditions des citadins et des villageois que ceux des campagnes, des transhumants et des nomades. De tous temps la ville du Kef fut un important carrefour de toutes les confluences et des manifestations économiques et socio- culturelles.

Les locaux, auparavant décrits, sont occupés aujourd’hui par les différentes salles d’exposition et les collections du musée. On peut explorer ce musée dans l’ordre suivant :

- Vestibule d’entrée

Hall d’accueil, billetterie et vente d’objets et de publications de l’ANEP

- Première salle ( turba)

Celle-ci renferme plusieurs vitrines qui contiennent une importante et riche collection de bijoux traditionnels en argent massif et finement ciselés, certains sont incrustés de pierreries. Une vitrine centrale présente les costumes traditionnels de la mariée du Kef et ses apparats du premier et du septième jours de noces. La  robe en velours est rehaussée d’une parure de bijoux en or, ses deux couleurs rouge et vert distinguent particulièrement les costumes traditionnels féminins du Kef. Une vitrine est réservée à des socques recouverts de plaques d’argent repoussé ou marqueté de nacre et d’écaille. Une autre vitrine contient quelques ustensiles et produits de beauté féminine, tels que fioles et accessoires de maquillage et de toilette.

- Deuxième salle (mosquée)

Cette seconde salle est réservée aux différentes activités de l’agriculture, de l’élevage et de la transhumance. Une tente grandeur nature y est exposée avec tout le mobilier intérieur et le nécessaire de la vie bédouine. On peut découvrir sous cette tente la séparation entre l’aile réservée aux hommes et celle des femmes. C’est un témoignage obsolète du monde estompé du nomadisme et de l’époque où les nomades-éleveurs du Sud remontaient vers le Haut-Tell (Friga) pour chercher les pâturages et les céréales.

La salle présente notamment les divers aspects et techniques de la vie agricole, sédentaire et transhumante de la région : alimentation, tonte des moutons, tissage… Tout autour de la tente, sont exposés le mobilier, les ustensiles, les multiples accessoires, les petits métiers à tisser, propres au monde nomade, où l’économie du geste et de l’objet sont de rigueur.

- La troisième salle (école coranique)

Celle-ci présente l’art équestre et ses différents accessoires. On y expose une intéressante collection de fusils, de gourdes à poudre, de coiffes d’apparat typiques des différentes tribus. D’autres objets comme les bâts, les selles recouvertes de soie et brodées d’or avec des éperons ciselés, les bottes et les différents cuirs brodés, sont également dignes d’intérêt. On doit noter en particulier les coiffes à plumes dont les origines remontent très loin et rappellent curieusement les guerriers des peintures rupestres néolithiques.

La tradition chevaleresque est indissociable de la vie des tribus. Symboles de liberté et de virilité, le fusil et le cheval sont les garants d’une auto-défense individuelle et collective. Ce sont aussi des moyens de chasse, d’exhibitions viriles au cours des différentes festivités : mariages et fêtes maraboutiques (zerda). Ces dernières n’ont de valeur que si elles sont rehaussées des traditionnels spectacles de fantasia. La région du Kef en garde encore les manifestations particulièrement à Sidi Rabeh (Sakiet), à Sidi Abd el-Basit (Tajerouine) et à Sidi Abd el-Jawed (Qalaât Sinen). Héritant des vieilles traditions équestres numides et arabes, la région du Kef est célèbre par la qualité de ses chevaux; les rois de France envoyaient autrefois leurs émissaires pour chercher de beaux spécimens.

- La quatrième salle (passage couvert)

Cette salle est réservée à la poterie villageoise avec ses matériaux, ses multiples techniques et ses différents stades de fabrication. Une carte situe, dans la région du Kef, les multiples foyers de fabrication de cette poterie rurale et villageoise. De cette poterie, essentiellement utilitaire, une riche collection d’ustensiles ménagers est judicieusement présentée et mise en valeur; les plus remarquables de ses pièces restent les brûle-parfums à pied et les enfumoirs pour les abeilles.

Si la salle de la tente présente un monde nomade et transhumant, constamment en mouvement, celle de la poterie reflète un autre aspect de la vie des populations du Haut-Tell plutôt stable : celui de la culture villageoise. Ces deux modes de vie passent, au gré des vicissitudes, de la complémentarité, surtout économique, à l’hostilité déclarée.

D’autres salles, nouvellement aménagées, exposent certains métiers urbains, en particulier ceux des anciens souks différenciés de la ville. On découvre, après la salle de la poterie, un corridor et quelques autres petites salles, qui exposent successivement certains aspects de la vie traditionnelle, telle que l’alimentation, la médecine populaire ou des locaux des métiers et des activités d’autrefois comme le café traditionnel, le kutteb (école coranique), le métier à tisser, le meunier, le teinturier, le forgeron… Bref un véritable panorama et une rétrospective de l’organisation d’un monde qui ne cesse de s’estomper avec une rapidité vertigineuse et dont seuls ces objets muséographiques viennent rappeler le souvenir et l’extrême fragilité.

 

 

 

 

Fondateurs et successeurs

Premier fondateur : Mustapha Trabelsit(1774-1776)

Deuxième fondateur : Ahmed Bin Bou Hajjer (1785-1799)

Youssef Bin Ali Bou Hajjer (1799-1832)

Mohamed Salah Bou Hajjer(1832-1860)

Ali Ben Aissa1°Bou Hajjar (1860-1911)

Hamda Bou Hajjer (1911-19...)

Ali Ben Aissa 2° Bou Hajjer (19... - 1958)

 

 

 

Dar Arbiin ikhwa

Ce chiffre à la fois magique et mystique de 40 est relevé notamment dans les mêmes lieux. On nomme, à proximité, une petite mosquée dite : jamii rjel el-glaâ (mosquée des hommes des citadelles) dont le nombre est quarante justement. Ce chiffre, très fréquent dans la gnose mystique, indique généralement un lieu vénéré très ancien; celui-ci est reconnu par la présence des quarante abdel : saints cachés apotropéens qui se relayent pour supporter mystiquement le fardeau du monde.

Deux cartes indiquant l’emplacement traditionnel des différentes tribus, leurs déplacements saisonniers et leurs cycles de contact avec les différentes régions, donnent une vision claire des mouvements perpétuels et séculaires de ce monde presque disparu. Ce monde où la région arrosée et céréalière du Kef jouait, dans ces mouvements, le rôle d’une importante étape charnière et d’un lieu de contact et de passage. C’est également au cours de ces déplacements que les nomades et les affiliés des différentes confréries effectuaient au Kef leurs pèlerinages (ziara), perpétuant ainsi de très vieilles traditions " écologiques et culturelles " de l’époque où la ville, grâce à sa déesse-mère, était au centre d’une importante amphictyonie.